L'hibernation avait été trop longue. Finalement sorti de ce long songe marmoréen où malgré mes
efforts pour la distendre, la couverture réconfortante ayant pour mission de garder mes démons à l'écart n'arrivait pas à me protéger de la dépression. Peut-être était-ce pourquoi aux premières chaleurs de mars, je m'étais emporté et avais cru naïvement, que le printemps était arrivé et était là pour rester. Un peu comme un adolescent qui croit que son premier amour sera également son dernier et que celui-ci traversera toutes les épreuves du temps.
Mes quelques décennies d'expérience avec cette saison ne m'auront donc pas apprises qu'en avril il ne faut pas se découvrir d'un fil, mais qu'en mars, la chaleur se fait agace? Je n'étais pas le seul cette fois-ci, à croire à un changement de saison hâtif. Si l'hiver n'était pas terminé, mère nature n'avait pas eu le mémo. Devant mon bureau, avait commencé à croître une fleur. Outre sa précocité, elle n'avait rien de particulier. Pourtant, je ne pouvais détourner mon regard d'elle. Comme je disais, l'hiver avait été long et en la regardant, je me sentais tranquillement renaitre. Alors que mon regard devenait un vrai trou noir, aspirant toutes les couleurs qui émanaient de cette fleur bien singulière, c'est mon esprit créatif qui prenait de l'ampleur comme une ombre quand on s'approche de la lumière. Empruntant le caractère botanique de cet être qui s'était frayé un chemin entre terre et asphalte, mon inspiration grandissait et prenait une telle ampleur, qu'il était maintenant presque impossible de l'ignorer. Ce qui, comme toute espèce végétale, avait commencé de façon très humble et caché, encombrait maintenant mon esprit comme un grand chêne auquel je m'enchaînais pour ne pas qu'on l'abatte.
Le lendemain, à mon grand désarroi, une tempête de neige avait emporté ce qui était à la source de mon inspiration. Cependant, l'idée qui en avait germée, n'était allée nulle part. Bien qu'elle ait été enterrée sous un armada de flocons, l'impression que cette fleur avait eu sur mon imaginaire était encore bien présente et il était maintenant mon devoir de lui rendre un dernier hommage. Les étapes se succédèrent par la suite à un rythme fou et bien honnêtement, j'avais l'impression de me voir créer à la troisième personne. Comme si je me tenais par dessus ma propre épaule. J'étais témoin de la scène et je ne contrôlais plus totalement mes gestes. Je peignais sur le corps du modèle comme s'il s'agissait d'un canevas. J'y déversais de la peinture de façon contrôlée jusqu'à ce que mes traits abstraits prennent les formes qui avaient précédemment élu domicile dans mon esprit. Tranquillement, je n'avais plus à fermer les yeux pour voir ce que je voulais réaliser. L'idée se matérialisait devant moi et je pouvais la voir les yeux grands ouverts. J'avais enfin atteint un résultat qu'il ne me restait plus qu'à capturer afin de l'immortaliser. La lumière, l'angle, la pose, le modèle, la peinture, mon appareil. À ce moment, j'étais plus près du chef d'orchestre que du photographe. J'avais dû coordonner tous ces instruments et m'assurer qu'ils étaient tous accordés à la perfection.
Clic. Tout ce travail pour un moment qui dure encore moins longtemps que cette onomatopée. C'est simple, au moins trois photos sont prises pendant que ce simple mot est prononcé. Clic. En ce court instant, un moment précis dans le temps est enraciné et s'étire sur la ligne du temps.
L'oeuvre créée me survivra et deviendra comme les souvenirs que nous créons avec les autres. Tant qu'il y aura une personne dans le monde pour l'apprécier, elle ne mourra pas. Tout ça, parce que j'ai aperçu une fleur pousser à un endroit et à un moment où elle n'aurait pas dû pousser. Parfois c'est quand nous sentons que nous dérangeons et que nous ne sommes pas tout à fait au bon endroit que nous pouvons avoir le plus grand impact.
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